La responsabilité de l’Etat pour dysfonctionnement du service public de la justice

Le 06 juin 2025 par ,

archive-1850170__340.jpg

ARTICLES

Selon un récent rapport du Conseil de l’Europe, la France compte 11,2 magistrats pour 100 000 habitants, ce qui la place très loin derrière l’Allemagne (25). Le contentieux connaît pourtant une croissance exponentielle puisqu’en 2023, pas moins de 1 452 696 nouvelles affaires ont touché la barre des 164 tribunaux judiciaires de notre pays (hors les cours d’appel et la Cour de cassation). Rapporté au nombre de magistrats de ces juridictions, chaque juge a la charge de 416 dossiers environ. Si on ajoute à cela que le maître mot de la justice moderne est « célérité et efficacité », on mesure mieux la tâche de chacun d’entre eux et on comprend plus aisément les doléances récurrentes du corps judiciaire, qui se plaint d’un manque cruel de moyens humains et matériels. Non seulement le magistrat doit poursuivre et juger bien, mais il doit poursuivre et juger vite, ce qui est d’évidence une antinomie. Comme tout être humain, il arrive au juge de commettre des fautes susceptibles d’engager la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice. À travers les hommes et les femmes qui rendent la justice, cette action s’exerce contre l’État, qui bénéficie, en théorie, d’une action récursoire. Le fait générateur de l’action en responsabilité est donc une faute du magistrat, dont le régime est différent selon qu’il s’agit d’un juge professionnel ou d’un juge consulaire.

 

I.     LES MAGISTRATS PROFESSIONNELS : faute lourde et déni de justice

TEXTES : Article 11-1 de l’ordonnance n° 58 – 1270 portant loi organique relative au statut de la magistrature : « les magistrats du corps judiciaire ne sont responsables que de leur faute personnelle. La responsabilité des magistrats qui ont commis une faute personnelle se rattachant au service public de la justice ne peut être engagée que sur l’action récursoire de l’État »        

Article L 141-1 du code de l’organisation judiciaire : « l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ».

Par « dispositions particulières », il faut notamment entendre le contentieux de la détention provisoire injustifiée, qui relève de la compétence du premier président de la cour d’appel.

A. Les faits générateurs de responsabilité

1.    La faute lourde

Dans un premier temps, plusieurs arrêts rendus dès 1953 ont définit la faute lourde en la focalisant toute entière sur le magistrat : les juridictions considéraient que la faute lourde est « celle qui a été commise sous l’influence d’une erreur tellement grossière qu’un magistrat normalement soucieux de ses devoirs n’y aurait pas été entraîné, celle qui révèle l’animosité personnelle ou l’intention de nuire, c’est-à-dire une faute équipollente au dol, ou une faute intentionnelle, ou celle résultant d’un comportement anormalement déficient, d’une inaptitude ou de méconnaissance grave et inexcusable des devoirs dans l’exercice de ses fonctions ».

Selon cette définition, le juge qui commet une faute lourde serait totalement incompétent. Le dénominateur commun à cette liste de comportements fautifs est le caractère intentionnel, sauf peut-être la faute qui procède d’une erreur tellement grossière qu’elle participe de l’incompétence flagrante du magistrat, pour ne pas dire d’une déficience intellectuelle.

Par son approche très restrictive, cette définition avait pour objectif indirect de protéger le magistrat, dans la mesure où la preuve du comportement fautif était difficile à administrer. Par ailleurs, tous les autres services étaient exclus de son champ d’application.

C’est pourquoi dans un arrêt du 23 février 2001 (n°99-16.165) rendu dans le cadre de la tristement célèbre « affaire Grégory » l’assemblée plénière de la Cour de cassation a considérablement élargi la notion de faute lourde, tout en estimant qu’elle était conforme à l’article 6§ 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elle considère désormais que « constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi ».

Plusieurs observations s’imposent :

-. En premier lieu, la faute est objectivée et ne résulte plus forcément d’un comportement volontaire ;

-. En deuxième lieu, la faute lourde présente un caractère global et n’est plus orientée vers le seul magistrat : tout le corps judiciaire est justiciable d’une faute lourde c’est-à-dire les magistrats du siège et du parquet de la Cour de cassation, ceux des cours d’appel et du tribunal de première instance, mais aussi les magistrats placés ainsi que les auditeurs de justice, sans oublier les membres de l’administration centrale ;

-. En troisième lieu, c’est tout le service public de la justice, c’est-à-dire le service qui concourt à l’intérêt général en matière de justice : c’est la somme des anomalies qui caractérise le fonctionnement défectueux, alors qu’aucune des erreurs prises isolément n’aurait suffi à qualifier le comportement de faute lourde.

En l’espèce, et dans cette nouvelle péripétie connue par cette malheureuse affaire, la faute lourde a été caractérisée par de multiples anomalies – c’est un euphémisme – entachant l’instruction : des erreurs graves et multiples de procédure ayant pour conséquence de nombreuses annulations de pièces dont un rapport d’expertise graphologique incriminant le principal suspect, des violations des droits de la défense, un conflit entre les services de police et la gendarmerie, des rapports étroits entre les témoins, des enquêteurs, des journalistes, des violations répétées du secret de l’instruction, une surmédiatisation de l’affaire de nature à diviser l’opinion publique et à influencer les témoins, ce qui a conduit à l’assassinat de l’un des intéressés, pour finalement aboutir à un arrêt de non-lieu.

De manière générale, les fautes lourdes qui ont été relevées en matière pénale sont notamment les suivantes :

-. Scellées (six condamnations) : litiges relatifs aux scellées et bien placés sous main de justice, perte, destruction, préjudice résultant de l’immobilisation du bien concerné ;

-.  Détention arbitraire (une condamnation) en cas de placement en rétention administrative du requérant, suite à sa garde à vue, à défaut de vérification de son identité française par les autorités judiciaires ;

-.   Opération de police judiciaire (quatre condamnations), violences (une affaire), bris de portes (deux affaires) contrôle d’identité discriminatoire (un jugement concernant 11 personnes contrôlées) ;

-. Faute du parquet (une condamnation : défaut d’ouverture d’une information judiciaire sur un décès et acquisition de la prescription de l’action publique) ;

-.  Instruction (une condamnation) renvoi du requérant devant une cour d’assises des majeurs alors qu’il était mineur au moment des faits, entraînant un maintien en détention provisoire pour six mois supplémentaires ;

-. Plaintes (quatre condamnations) : il s’agit des litiges relatifs à une faute dans le traitement d’une plainte, comme son absence de traitement ou l’absence de délai raisonnable dans ce dernier, la perte d’une procédure. À noter une condamnation se distinguant parmi les autres, prononcée en 2020, celle du cas de violences au domicile conjugal, précédées d’une plainte de la victime transmise au parquet et non suivie d’effet ;

-. Perte d’une plainte.

En matière civile, ont par exemple été considérées comme des fautes lourdes :

-. En matière d’hospitalisation d’office, des irrégularités procédurales commises par le juge des libertés et de la détention ;

-.  En matière d’état-civil ou de nationalité : des erreurs du service de gestion des registres d’état-civil ou du contentieux de la nationalité ;

-. En matière de procédure : le défaut d’enrôlement d’une requête par le greffe.

En revanche, une erreur portant sur le livre foncier n’a pas été retenue comme constituant une faute lourde.

2.    Le déni de justice

L’article 4 du Code civil dispose que le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice.

Le déni de justice est également défini par le fait, pour le juge, de refuser de répondre aux requêtes ou de négliger les affaires en état d’être jugées. Rapportée à la responsabilité du magistrat, c’est la durée déraisonnable de la procédure qui est assimilée au déni de justice.

Les condamnations pour durée excessive de la procédure sont les plus nombreuses : en matière civile, 200 condamnations, soit 97 %, ont été prononcées pour ce motif.

On note une augmentation croissante des actions engagées devant les juridictions prud’homales pour délibérés trop longs : il n’est pas rare que des affaires soient mises en délibéré durant quatre ans, voire durant six ans en cas de renvoi devant le juge départiteur. Au demeurant, un sondage récent montre que 77 % des Français se plaignent des lenteurs de la justice, ce qui montre une adéquation entre le ressenti de la population et le quotidien judiciaire.

En matière pénale, ce sont surtout les délais de l’information qui sont jugés trop longs, mais il convient d’y mettre un bémol : dans de nombreuses affaires, ces délais sont souvent en partie dus à la réalisation d’investigations techniques et/ou internationales complexes, à la succession de magistrats différents sur plusieurs années, ou à des délais dus à l’audiencement déraisonnable devant les cours d’assises ou les tribunaux correctionnels.

B. La procédure

L’assignation devant le tribunal judiciaire ne peut être dirigée que contre l’Agent Judiciaire de l’État, uniquement en ses locaux, ministère de l’économie et des finances, 6, Rue Louise Weiss 75703 Paris cedex 132.

II.    LES MAGISTRATS CONSULAIRES : la prise à partie

TEXTES : l’article L.141-2 du code de l’organisation judiciaire précise que pour les magistrats qui n’appartiennent pas au corps judiciaire (les magistrats des tribunaux de commerce, par exemple), leur responsabilité est régie par les dispositions relatives à la prise à partie.

Code de procédure civile, articles 366-1 à 366-9 relatifs à la procédure de prise à partie.

Article L141- 3 du code de l’organisation judiciaire : cas d’ouverture de la prise à partie.

La prise à partie ne s’applique qu’aux magistrats consulaires : juges du tribunal de commerce – en ce compris les juges-commissaires –, membres du conseil de prud’hommes, assesseurs professionnels des tribunaux paritaires des baux ruraux.

A.    Les cas constitutifs d’une faute

L’article L141- 3 du code de l’organisation judiciaire précise que les cas dans lesquels un magistrat peut être pris à partie sont les suivants : dol, fraude, concussion, faute lourde ou déni de justice commis soit dans le cours de l’instruction, soit lors des jugements.

Par analogie avec les magistrats professionnels, la responsabilité directe de l’État ne peut être engagée que dans deux hypothèses : la faute lourde ou le déni de justice. Les notions dégagées à propos du corps judiciaire sont les mêmes pour les juges consulaires.

B.    La procédure de prise à partie

1.    Dispositions générales

Les étapes de la prise à partie hors le déni de justice sont les suivantes :

-. Lorsque la demande de prise à partie est fondée sur l’existence d’une erreur de droit, la Cour de cassation vérifie que toutes les voies de recours internes ont été préalablement exercées ;

-. Dépôt d’une requête aux fins d’autorisation de la prise à partie par ministère d’avocat devant le premier président de la cour d’appel compétente. À peine d’irrecevabilité, la requête comporte les faits reprochés au juge et les pièces justificatives ; en revanche, lors de l’audience, la représentation n’est pas obligatoire ;

– .  Après avoir recueilli l’avis du procureur général près la cour d’appel, le premier président vérifie que la demande est fondée sur l’un des cas de prise à partie prévus par la loi, en l’occurrence l’existence d’une faute lourde ou d’un déni de justice ;

-. Si tel est le cas, le premier président autorise le requérant a assigner à jour fixe pour une audience qui sera tenue par deux chambres réunies de la cour ; en revanche, s’il refuse, sa décision est susceptible d’un recours devant la Cour de cassation dans les 15 jours de son prononcé, qui est instruit et jugé selon les règles sans représentation obligatoire ;

-.  Le greffe porte par tout moyen la décision à la connaissance du juge et du président de la juridiction à laquelle il appartient ;

-. Dès qu’il est informé de la décision, le juge pris à partie s’abstient jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la prise à partie ;

-. Le demandeur assigne le juge pour le jour fixé. A peine d’irrecevabilité de la demande, une copie de la requête, de la décision du premier président et des pièces justificatives sont jointes à l’assignation. Une copie de l’assignation est adressée au ministère public par lettre recommandée avec demande d’avis de réception à la diligence du commissaire de justice ;

2.    . Dispositions relatives au déni de justice

Dans le cas particulier du déni de justice, si le juge ne s’est pas prononcé après deux sommations délivrées par commissaire de justice séparées par un délai de huit jours, l’autorisation de prendre à partie est de droit. En revanche, s’il défère à l’une ou l’autre des sommations, il n’y a pas lieu à prise à partie.

 

En conclusion, on ne peut qu’être frappé par le très petit nombre d’actions en responsabilité de l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice, même si celui-ci augmente. Pour l’année 2018, 482 actions ont été engagées. En 2020, ce sont 908 actions qui ont été initiées, soit près du double, dont 600 en matière prud’homale, pour 426 décisions rendues. Il est vrai que les résultats ne sont pas satisfaisants puisque l’État a été condamné à 249 reprises en 2018, et les demandeurs déboutés dans 149 autres décisions. Il est vrai que contrairement à l’Espagne ou au Portugal, les actions en responsabilité personnelle contre les magistrats ne sont pas ouvertes. Si tel était le cas, cela conduirait à l’ouverture de la boîte de Pandore et à contraindre chaque magistrat à souscrire une assurance garantissant sa responsabilité personnelle et professionnelle. Quant à l’action récursoire prévue par les textes, elle n’a, semble-t-il, jamais été engagée sous la Ve République.

L'auteur